Rapport de la Commission sur les retombées
de Tchernobyl en Corse
Présentation des résultats de l’enquête épidémiologique
Séance publique du jeudi 4 juillet 2013
Josette RISTERUCCI
Mes chers collègues,
C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai l’honneur d’intervenir aujourd’hui, au nom des membres de la commission que vous avez constituée, pour étudier les retombées du nuage radioactif de Tchernobyl en Corse.
C’est en effet l’honneur de cette Assemblée que d’avoir mobilisé des moyens considérables, humains et financiers, sur un sujet qui ne rentre pas dans ses compétences directes mais n’en relève pas moins de ces «affaires de la Corse » visées à l’article L 4422-15 du code général des collectivités territoriales.
Depuis une quinzaine d’années, nous avons délibéré à plusieurs reprises sur Tchernobyl et grâce à cette ténacité, le dossier n’est jamais tombé dans l’oubli.
Je considère également comme un honneur d’avoir à rapporter ces travaux, en insistant sur la qualité, la constance et la rigueur intellectuelle et morale de tous les membres actifs de cette commission, aussi bien les représentants des groupes politiques que les personnalités qualifiées qui nous ont apporté un appui précieux et –je tiens à le souligner- bénévole et désintéressé.
En votre nom collectif, je remercie donc chaleureusement les Dr Denis FAUCONNIER, Jean-Charles CHATARD, avec un accent appuyé -leur modestie dût-elle en souffrir- pour le Dr Jean-Charles VELLUTINI et Pierre ROSSINI, qui nous auront apporté une contribution véritablement décisive. Je citerai étalement Mmes Dorothée VELLUTINI et Mimi ALLEGRINI SIMONETTI, élues et membres actives dans l’ancienne mandature. Tous nos remerciements également aux services de notre collectivité, à Serge TOMI, présents dans cette instance depuis des années et à Pierre André ALBERTINI.
Honneur, mais surtout émotion, parce que la catastrophe de Tchernobyl, premier accident nucléaire de cette importance à frapper le continent européen, constitue l’un de ces évènements qui auront fortement marqué la Corse et sa population.
Alors que notre île a été l’une des régions françaises les plus exposées aux retombées du nuage ukrainien, le manque de réactivité des autorités compétentes d’abord, qui a été dans les suites immédiates un mensonge d’état, l’absence de données précises indiquant la réalité de cette contamination, les carences enfin –pour ne pas dire plus- des enquêtes effectuées par les organismes officiels avaient créé une situation délétère de confusion et polémiques.
Non seulement les victimes directes du nuage n’ont pas obtenu les explications et la reconnaissance auxquelles elles avaient pourtant droit, mais le doute, alimenté par plusieurs autres scandales sanitaires nationaux, risquait de s’installer entre le citoyen et l’autorité en charge de la santé publique. Doute entretenu, d’ailleurs, par tant d’affirmations niant de façon péremptoire tout lien de causalité et contestant à cette enquête la moindre chance d’aboutir…
Alors, avant de donner la parole au Professeur Paolo CREMONESE et à son équipe, permettez-moi de rappeler brièvement l’historique de la commission, son état d’esprit et sa méthodologie.
I. Un état des lieux qui a permis d’identifier les enjeux prioritaires.
En préalable, il n’est pas inutile de rappeler que l’Assemblée de Corse s’est intéressée, à plusieurs reprises, au « dossier Tchernobyl ».
Par deux motions, déjà, en octobre 2000 et en juillet 2001, l’Assemblée avait demandé à l’Etat une nouvelle enquête épidémiologique, avec l’intégration d’une instance indépendante, la CRIIAD, sachant que cette commission avait relevé dès 1986 des taux de contamination élevée dans plusieurs régions de l’île.
Ont été déposées ensuite une de mes questions orales, suivie en juillet 2005 de celle de Jean-Guy TALAMONI s’inquiétant du retard pris par les autorités compétentes pour mener à bien cette enquête et en donner les résultats.
Et en avril 2006, ces travaux s’avérant toujours partiels et contestés, l’Assemblée approuvait à l’unanimité une motion pour la réalisation d’une nouvelle enquête épidémiologique, sous l’égide cette fois de la CTC, et qui serait confiée au moyen d’un appel d‘offres européens à un prestataire n’ayant pas été impliqué dans les études précédentes.
Dans cet esprit, un groupe de travail était constitué pour rédiger le cahier des charges et en évaluer les coûts, et après s’être adjoint le concours de personnalités qualifiées, il a pu être installé le 12 juin 2006 par le Président de l’Assemblée Camille de ROCCA SERRA.
Dans une première phase, le groupe de travail a procédé à un état des lieux contradictoire.
L’enjeu consistait d’une part, à bien s’informer sur une période de vingt ans écoulée depuis les faits, et d’autre part, à décanter un contexte de confusion voire de polémiques qui rendait difficile toute appréhension objective des faits.
Le groupe a donc auditionné les responsables de l’institut de veille sanitaire (INVS), de l’institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) et de l’observatoire régional de la santé (ORS) : ceux-ci ont pu commenter les conclusions des travaux effectués, procédant le cas échéant à des comparaisons interrégionales, tandis que de leur coté, médecins et journalistes insulaires faisaient état de leurs propres analyses, et de leurs critiques sur la façon dont avaient été menées ces enquêtes officielles.
Trois enseignements ont émergé à l’issue de cette phase :
> d’abord, un constat de carence largement partagé : tout le monde a admis la réalité d’une exposition importante de la Corse au nuage radioactif ; personne n’a contesté que la réaction immédiate des pouvoirs publics avait été nettement insuffisante, voire erronée, entraînant tant la sous-estimation des risques encourus que l’absence de toutes mesures de prévention au niveau sanitaire pour la population ; cela, alors même que l’île cumulait trois facteurs aggravants : des précipitations amplifiant les retombées au sol, des productions agricoles déjà mises sur le marché, une habitude de consommation de produits frais, notamment laitiers, facilitant la contamination alimentaire.
> ensuite, une incidence médicale plus élevée que la moyenne, sans qu’on puisse l’imputer forcément à Tchernobyl : en effet, les enquêtes effectuées ont fait apparaître une fréquence anormale de cancers thyroïdiens chez les hommes, tandis que médecins et pharmaciens confirmaient le sentiment empirique d’une augmentation des pathologies thyroïdiennes et de la dispensation du LEVOTHYROX; pour autant, le discours officiel selon lequel cette augmentation s’observerait dans la plupart des autres régions voire à l’échelle des pays occidentaux ne pouvait être ni étayé, ni réfuté, faute de données suffisantes.
> enfin, sont apparues les contraintes objectives d’une nouvelle étude: d’une part, on ne disposait ni de relevés fiables au sol, ni d’un outil épidémiologique pour suivre la réalité de la contamination comme son impact sanitaire sur la population ; d’autre part, la reconstitution de ces informations et la collecte des données médicales individuelles supposeraient un processus complexe et coûteux, tandis que la taille de la population limiterait forcément la puissance statistique des échantillons étudiés.
Aussi, dans une seconde phase, s’est-on attaché à faire ressortir des orientations suffisamment concrètes et pertinentes.
Animé désormais par le Dr Jean-Louis ALBERTINI, Vice-président de l’Assemblée, le groupe s’est efforcé de définir les objectifs et le périmètre d’une nouvelle enquête épidémiologique.
Plusieurs auditions sont venues compléter le tour d’horizon de la problématique médicale, notamment auprès de la tranche d’âge la plus vulnérable au moment des faits ; tandis que l’intervention d’un spécialiste de médecine nucléaire, le Dr Jacques GUILLET, venait attirer l’attention sur la carence en iode de la population insulaire, et son impact potentiel en termes de contamination sur des individus fragilisés.
Le groupe de travail pouvait dès lors soumettre à l’Assemblée un rapport préconisant notamment de recentrer l’étude sur une approche réaliste (le mode d’action de la radioactivité sur la cellule thyroïdienne, notamment sur la classe d’âge la plus exposée des moins de 20 ans au moment des faits) ; tout en élargissant la démarche à la constitution d’outils de prévention, surveillance et suivi de la population, tels qu’une cellule interrégionale d’épidémiologie (CIRE) spécifique à la Corse ; et il insistait également sur les exigences d’impartialité et d’indépendance qui avaient pu manquer aux enquêtes précédentes.
Le 11 février 2010, l’Assemblée de Corse adoptait à l’unanimité ces orientations.
II. Un appel d’offres structuré par une méthodologie novatrice.
Après les élections territoriales de mars 2010, le groupe de travail requalifié en commission a d’abord structuré le cahier des charges.
Installée en janvier 2011 par le Président Dominique BUCCHINI, la commission a poursuivi certains approfondissements, en procédant à plusieurs auditions complémentaires, l’ordre des pharmaciens notamment, ainsi qu’à un échange avec l’équipe de la CIRE venant d’être créée, suite à la délibération de l’Assemblée, par l’agence régionale de santé.
Elle s’est ensuite attachée à traduire les orientations en contenus scientifiques pertinents et cohérents, de façon à structurer un cahier des charges crédible pour l’appel d’offres européen.
Celui-ci, adopté en juin 2011, poursuivait logiquement quatre objectifs :
1) la prévalence des pathologies thyroïdiennes en Corse,
2) l’évaluation de l’impact sanitaire de la catastrophe à partir de l’âge au moment de l’exposition,
3) la conceptualisation d’un outil de surveillance et suivi (registre des cancers),
4) une étude transversale concernant le statut iodé et tabagique de la population.
L’appel d’offres européen a été lancé au second semestre 2011, sept dossiers ont été retirés, deux réponses ont été enregistrées et en janvier 2012, la commission d’appel d’offres retenait la candidature du groupement « Ospedale Galliera ».
L’Assemblée de Corse, après avoir mobilisé les crédits nécessaires en novembre 2011, pouvait autoriser en février 2012 le Président du Conseil ExécutifPaul GIACOBBI à signer puis faire exécuter le marché.
Conformément à ce qu’elle avait souhaité, la commission Tchernobyl a fait fonction de comité de pilotage.
La réalisation du marché s’est déroulée comme prévu pendant un an, de juin 2012 à juin 2013 ; quatre réunions du comité de pilotage, associant également les collaboratrices de Maria GUIDICELLI, conseillère exécutive en charge des questions de santé, ont donné lieu à des échanges féconds au cours desquels nous avons pu suivre régulièrement l’état d’avancement de l’enquête.
Il nous a fallu notamment aider le prestataire à lever les difficultés rencontrées sur le terrain, notamment l’accès aux données officielles de l’assurance-maladie, pour lesquelles une autorisation de la CNIL était nécessaire ; mais aussi, il convient de le souligner, un manque d’empressement de certains organismes ou même praticiens locaux, à coopérer.
Un appel public à la population a été lancé à plusieurs reprises au cours de l’été 2012, avec un réel succès puisqu’un millier de contacts ont été établis.
Et enfin, le 26 juin 2013, le prestataire est venu exposer les principales conclusions de son rapport au comité de pilotage, qui les a approuvées.
Cette enquête, appuyée sur une méthodologie novatrice, est donc en mesure de fournir des résultats probants.
Au terme de cette présentation, je dois sans esprit de polémique souligner un fait. Périodiquement, et par des voies de communication parfois surprenantes, des déclarations publiques sont venues réaffirmer qu’aucune augmentation pathologique n’était constatée chez nous du fait de Tchernobyl, et , qu’en tous cas, si augmentation il y avait, elle ne provenait pas de cette catastrophe, comme s’il fallait entretenir un doute permanent, doute profitable à un accusé éventuel.
La démarche de la commission a été fondamentalement différente : plutôt que de procéder par affirmation, nous avons compris que, pour avoir des certitudes, il fallait élaborer une méthode d’analyse plus pertinente que la seule statistique officielle.
« Je veux découvrir ce qui est certain », écrivait Descartes, « et s’il y a quelque chose de certain. A cette fin, je dois abandonner les croyances des choses qui ne sont pas entièrement certaines et indubitables aussi prudemment que celles qui sont entièrement fausses.»
Aussi, pour dégager des certitudes, convenait-il de privilégier trois aspects méthodologiques:
1) cibler des objectifs quantifiables au regard des pathologies les plus significatives en les insérant dans un dispositif légal et réglementé : celui d’un marché public.
Ce passage d’un échelon de conceptualisation à celui du droit public a constitué une étape essentielle, très difficile à concrétiser mais indispensable pour aboutir aux résultats qui vous sont exposés aujourd’hui.
2) reconstituer une « base de données » indiscutable pour pouvoir valider une enquête de prévalence rétroactive de près d’un quart de siècle.
Sur ce point, le prestataire a bénéficié d’un atout précieux. En effet, la zone de contamination potentielle la plus marquée, et reconnue comme telle par la Justice elle-même, se situe en Haute-Corse sur un trajet Balagne/ Plaine Orientale, du fait de conditions météorologiques particulières. A cet égard, il a pu utiliser la seule base de données exploitable et indiscutable, car constituée de dossiers médicaux complets, établis par le seul médecin endocrinologue couvrant cette zone géographique durant toute la période qui nous intéressait.
Cette base a donc été complétée par un appel à la population, avec demande de communication des éléments médicaux personnels, qui ont été analysés grâce à la coopération des deux Conseils généraux, lorsqu’ils ont mis des locaux à disposition.
L’ensemble a permis l’élaboration d’une base de données homogène, rapportée à un territoire insulaire bien délimité, et infiniment supérieure aux échantillons statistiques reconnus probants dans ce type d’enquête.
3) choisir une équipe de spécialistes pluraliste et reconnue au niveau international.
Tel était le cas de l’Unité Médicale Universitaire de Gênes, qui publie régulièrement ses travaux de recherche dans des revues et institutions mondialement reconnus, et qui a su pour l’occasion s’élargir à des collègues d’autres facultés de médecine, y compris françaises.
14.000 dossiers médicaux ont été analysés en moins d’un an, en mobilisant des moyens supplémentaires constitués par des équipes spécialisées exerçant dans les structures universitaires.
Ainsi, un volume considérable d’informations a-t-il pu être traité, seule méthode pour obtenir des certitudes, alors même qu’en plus de trois ans, deux médecins experts, missionnés par la Justice, n’avaient pu examiner que 2.096 de ces mêmes dossiers.
Au total, et concernant l’évènement Tchernobyl, cette étude est la seule étude pouvant se prévaloir, à ce jour, en Europe de l’ouest, d’un rapport de prévalence incontestable sur une population donnée.
Mes chers collègues, votre Commission s’est interdit bien sûr d’interférer dans les résultats scientifiques qui vont vous être exposés, comme elle a laissé une totale liberté au prestataire pour conduire ses travaux.
Je tiens cependant à saluer l’unanimité qui a été patiemment construite entre nous autour d’un dossier très médiatisé, au contenu aussi spécialisé que sensible : chacun des participants a su abandonner ses préjugés initiaux, et même certaines de ses attentes, pour se concentrer sur ce qui était réaliste et donner à l’enquête les meilleures chances d’aboutir.
Parce que cette enquête va pouvoir apporter des réponses précises et je l’espère incontestables ; parce qu’elle sera de nature à favoriser la reconnaissance officielle des préjudices subis dans leur chair par des hommes, des femmes et des enfants ; parce qu’elle contribuera ainsi à renforcer le lien de confiance entre la population et les acteurs de la santé mais aussi envers les élus que nous sommes, j’ai le sentiment sincère que nous avons fait, ici à la collectivité territoriale de Corse, une œuvre utile.
L’actualité nous démontre, avec le dossier des essais nucléaires français dans le Pacifique, avec la catastrophe récente de Fukushima, ou en-dehors du nucléaire avec le scandale de l’amiante et le procès de Turin, que les mentalités et la justice évoluent.
Loin de constituer une remise en cause doctrinaire du progrès, de telles évolutions viennent à notre avis réintroduire le souci fondamental du respect de l’humain dans la technologie, en termes de réparation comme de prévention.
Avec cette étude sur les retombées de Tchernobyl, la collectivité territoriale de Corse aura ainsi montré l’exemple: souhaitons que cette démarche puisse être utile et inspirer d’autres régions.